Étudiant, poil aux dents
J’étais un élève plutôt studieux, même si je laissais entendre que je ne faisais pas grand chose. Chez les garçons, il est de bon ton de prétendre qu’on est en dilettante, qu’on mène une vie tranquille et que chaque examen réussi est un hold up, parce qu’on a rien foutu. Il y a du panache dans la paresse scolaire, une fierté certaine à se prétendre de la nuit, fêtard invétéré ou branleur de première. Cette forme de rejet entendu existait aussi avec le Restaurant Universitaire, où je mangeais tous les midis mais que je critiquais systématiquement en public, comme pour dire j’y vais mais n’allez pas croire que je trouve ça bien. J’étais tiraillé entre deux mondes, et mes convictions politiques (je dirais gauche altermondialiste à tendance naïve) étaient sans cesse mises en branle par les études que je faisais (j’étais en école de commerce) et la population que j’y fréquentais. Je rentrais souvent le week-end, pour voir mes parents et faire des machines, et repartais systématiquement avec de gros sacs de victuailles pour les jours à venir. Je me plaisais à vivre cette vie d’étudiant précaire, en phase avec mes convictions personnelles (je crois qu’à cette époque, je haïssais puérilement le monde capitaliste, le matérialisme et l’argent). Un jour, j’étais allé voir le directeur de l’école de commerce pour lui signifier mon mécontentement d’avoir remplacé les anciens tableaux d’affichage à punaises par des écrans plats, quand la moitié des gamins d’Afrique souffraient de malnutrition. Diplomate mais ferme, il m’avait expliqué qu’il ne fallait pas tout mélanger, et que mon agacement était louable mais inapproprié. En y repensant aujourd’hui, j’imagine le jeune fougueux que j’étais, prêt à taper du poing sur la table pour des causes lointaines, alors que je ne donnais même pas un rond à la Croix Rouge.
Comme pour parfaire mon image d’étudiant prolétaire, je commençai à travailler le week-end. Je vendais les volailles haut-de-gamme d’un paysan sarthois dans les supermarchés. Poules, poulets, canettes mais aussi dindes et oies, j’étais toute la journée à côté d’un grand bac réfrigéré et je vendais à la criée. « Allez messieurs dames approchez n’hésitez pas, venez voir les volailles de la Ferme du Parc, des volailles 100% élevées au grain et en plein air, poules, poulets, canettes, dindes, venez voir n’hésitez pas, la qualité est là pour vous ». Aux dames qui s’approchaient (ce n’étaient jamais des hommes), je faisais tâter le produit, j’inventais des critères qualitatifs que je leur faisais constater en direct (une pression du pouce sur la cuisse, pour apprécier la tenue de la viande), puis je leur débitais des arguments culpabilisants (« Vous aimez vos enfants et vous voulez leur donner le meilleur, c’est normal. Et le meilleur ça passe aussi par l’assiette… »). A force de ne rien lâcher (et de les épuiser sans doute), je parvenais à conclure ma vente dans environ 30% des cas. Malheureusement, si les dames se prenaient de comparer les prix, l’écart constaté avec les autres volailles (même celles estampillées Label Rouge) les faisaient revenir à plus de raison, et les employés du magasin retrouvaient mes poulets abandonnés dans le magasin, entre des boîtes de conserve ou des kits anti-crevaison (les rayons des pièces et accessoires automobiles étant les rayons les plus tranquilles pour abandonner discrètement un produit). L’agriculteur qui était présent tous les samedis matins pour la livraison de ses bêtes restait parfois pour m’observer discrètement. J’arrivais à 9h, et à 9h15 il déboulait face à moi pour me dire de mettre plus de vie dans la vente, de profiter que les rayons soient quasiment vides pour alpaguer les quelques clients qui s’y trouvaient. J’avais beau lui dire que les chalands du matin avaient un profil particulier (des maniaques de la liste de course et du coupon de réduction et des vieilles du genre peau de vache à pas lâcher un sou), il n’en démordait pas. À 11h du matin, quand le magasin commençait à se remplir, j’étais déjà fatigué d’avoir déclamé mon argumentaire à tout va (et surtout dans le vide). De temps en temps, j’apercevais au loin un camarade de promotion, et même parfois des professeurs. Je disparaissais alors quelques minutes, pour ne pas avoir à affronter leurs regards. Quand je rentrais le soir, j’avais le cerveau en bouillie, ce qui du reste me donnait un bon prétexte pour ne pas sortir et dépenser en quelques heures l’argent que j’avais gagné dans la journée.