Les fuyantes
C’est pas en vendant des chewing-gums et des bracelets qu’on va s’en sortir. Surtout si les gringos s’y mettent. Qu’est ce qu’ils foutent là, à travailler les perles et le cuir, à des milliers de bornes de chez eux? Tu crois qu’ils sont pauvres ou bien ils font les pauvres, pour s’occuper? Nous, on a dû baisser nos prix, parce que contrairement à eux, on n’a jamais vraiment appris à faire des bracelets bien finis et bien enveloppés. Et puis eux, ils ne sont pas timides, ils occupent l’espace, s’étalent sur le sol et sur les bancs, s’approprient la Plaza. Alors forcément, c’est à eux que les touristes achètent. Qu’est-ce qu’il nous reste à nous? D’être photographiés. Nos gosses sourient parce qu’ils n’ont pas encore compris, mais nous les adultes, on baisse la visière de la casquette, on tourne la tête, on esquive. C’est dingue quand on y pense, de n’être rien d’autre à leurs yeux qu’une partie du décor. Jamais ils ne nous parlent, alors qu’on connaît l’anglais, c’est vrai, vaguement, mais quand même. Parfois ils plient les jambes pour se mettre à notre hauteur, c’est humiliant. J’ai hâte d’être chez eux, pour profiter à mon tour - et pour me venger peut-être. Pas d’eux, de moi-même. Me venger d’être ce que je suis et d’être né ici.
Le départ, ce sera dans 5 ou 6 jours. Le temps de glaner encore quelques dollars, et parce qu’il faut lever l’ancre avant les pluies. Alors en plus des bracelets, on est là, à ramasser tout ce qu’on trouve de canettes et de morceaux de ferraille pour les revendre au recyclage, à se priver de viande pour que les voisins constatent qu’on est pas déjà en train de taper dans les quelques billets qu’ils nous ont prêtés pour partir. En tout, j’ai 2300 dollars, et Abu - ma grand-mère - a hypothéqué sa maison. L’oncle German a la même somme, mais il est tout seul. Moi j’ai ma niñita, Dalila, 5 ans, que je ne compte pas abandonner. Son imbécile de père m’a mis dans la mierda, à vouloir la garder, alors que moi, je voulais qu’on me l’enlève, avec un cintre, comme ça se fait quand on a fait une connerie, et qu’on a ni l’âge ni l’argent pour assurer à un gosse un avenir à peu près correct. Je le croise encore parfois, le nez plongé dans sa colle, les yeux brillants et brumeux, comme un zombie, avec ses copains qui ont l’air d’avoir 10 ans d’âge mental et qui fouillent les poubelles comme des rats. Quand je l’ai foutu à la porte, il m’a menacé, m’a dit qu’il récupérerait sa fille, qu’il se sentait des qualités maternelles - oui, maternelles il a dit - et peut-être plus que moi. Sauf que moi je suis une femme, et ma Dalila je l’ai portée, et quand je l’ai eu dans les bras à la naissance, comment te dire, je n’étais plus la même. J’étais heureuse, en fin de compte être mère, tôt ou tard, c’était ce que je voulais. Et finalement, tu crois qu’il m’a fait chier? Au début oui, pour la voir, pour fanfaronner avec, comme si c’était un jouet, mais au deuxième mois, quand je lui ai dit qu’elle était malade, il a pris peur, et il ne l’a plus jamais approchée. En vérité elle va bien ma Dali, mais je n'ai pas trouvé mieux que de lui inventer une maladie rare, dont j’avais entendu parler à la télé. La progéria ça s’appelle, et mon amie Selena m’a fait un faux document pour l’attester, avec le logo de l’hôpital Orozco imprimé en couleur et une signature en bas. Quand je lui ai dit, Lewis a fait semblant de recevoir la nouvelle dignement, mais j’ai vu dans la panique dans ses yeux. Il ne s’est même pas demandé comment j’avais pu payer les examens dans un hôpital privé. Abu m’a dit tu es folle, tu n’as pas le droit de le priver de son père. Un type qui passe ses journées à sniffer de la colle et qui n’a jamais travaillé, moi j’appelle pas ça un père. Et quand je le vois, je peux te dire que je ne regrette rien, à part de m’être laissé séduire au début. Même son frère, l’oncle German, ne lui adresse plus la parole. Va savoir, toi, pourquoi un homme en vient à haïr son frère, mais pour moi, ça dit des choses. Ça dit qu’il ne lui manque pas, pour commencer. L’oncle German maintenant, il vit chez nous, parce qu’on n’allait pas le laisser à la rue. Il a tout perdu quand la terre a tremblé l’année dernière. Toute sa rue s’est écroulée comme un château de cartes. Les gens pleuraient dans la poussière, et certains maudissaient le Seigneur d’avoir tout mis à plat dans un quartier où il n’y avait déjà pas grand chose. Je m’étais dit la même chose en 2010, quand la secousse avait dévasté Haïti, et tu vois, 4 ans plus tard, c’était notre tour. Ça, ils ne le savent pas les gringos, ou ils l’ont oublié. À les écouter, le Guatemala est un pays tranquille et peuplé de gens souriants. On dirait qu’ils parlent d’enfants. Ils sourient pourtant plus que nous, quand ils se retrouvent dans les bars branchés du centre-ville, à s’enivrer gaiement, à fumer de l’herbe sans se cacher parce qu’ils savent que les flics ne viendront pas les faire chier. A chanter en pleine nuit parfois, et à faire l’amour bruyamment dans les auberges. Si Dieu le veut, dans quelques mois, je ne penserai plus à tout ça. On sera del otro lado, et j’offrirai à ma fille l’enfance que je n’ai pas eue. C’est ce que j’ai promis à son grand-père l’année dernière, et il y a eu une rafale de vent dans le cimetière. C’est un signe, avait dit Abu.